La première partie de cette interview (relire cette première partie), consacrée à l’enseignement de l’informatique, se terminait sur la conviction émise par Bruno Schröder, expert auprès de l’AEQES, que si l’évolution nécessaire des pratiques éducatives doit venir de la base, la transformation doit être encadrée, accompagnée et balisée. “Les premières transformations sont spontanées et sont dues aux professeurs qui sentent qu’il faut le faire mais ensuite, cela doit se structurer, s’institutionnaliser”, déclarait-il.
C’était d’ailleurs une recommandation du rapport d’AEQES: instaurer une cellule de veille technologique – et pédagogique – pour les professeurs. Comment la voyez-vous? Qui pourrait en faire partie, l’accompagner, l’encadrer, la susciter?
A nouveau, le politique ou la Fédération Wallonie-Bruxelles. Doivent en faire partie tous ceux qui sont en charge de l’institutionnalisation de la transformation ainsi que les entreprises, puisque ce sont elles qui voient le besoin.
Elles ont leur mot à dire à deux titres: à la fois comme utilisateurs de la technologie, parce qu’elles sont au coeur de la pratique, et comme fournisseurs de la technologie, parce que ce sont elles qui conçoivent les solutions de demain et qui peuvent donc anticiper la transformation.
On aurait ainsi pu fournir les premiers éléments en matière de cloud voici déjà 4 ou 5 ans… Aujourd’hui, c’est le big data, les nouveaux outils de programmation pour les smartphones qui vont changer tellement de choses…
Bruno Schröder: “Les jeunes voient désormais la connaissance comme quelque chose qu’ils vont puiser ailleurs plutôt que comme quelque chose qu’ils doivent avoir. L’enseignement est toujours basé sur la connaissance qu’on a et qu’on acquiert.”
Du côté des professeurs, certains essaient en effet de nouvelles choses mais ces initiatives ne restent-elles pas trop isolées? Essaient-ils de se structurer, de s’organiser?
On pourrait citer la communauté autour d’Enseignons.be. Ou les journées d’information pédagogique que certains organisent – notamment Microsoft. Mais on entend en effet souvent les professeurs se plaindre d’être isolés. Cela ne donne en tout cas pas l’impression, vu de l’extérieur, d’un effort concerté qui implique les professeurs. Or, ce sont eux qui sont au coeur des choses, sans doute les personnes les plus importantes.
Le problème fondamental avec les cycles d’évolution à trois ans (relire la première partie de l’interview à ce sujet), c’est qu’ils ne durent jamais assez longtemps pour que le processus habituel – observation des tendances, appropriation des bonnes pratiques, dissémination – se réalise. Le changement est trop rapide. Cette structuration doit se faire au moment où les choses se passent. Elle ne peut donc se faire par des observateurs mais bien par des acteurs. Ce qui complique les choses puisque les acteurs ne sont pas forcément capables de théoriser, de conceptualiser… On a besoin des deux compétences au même moment, dans la même tête.
Vu sous cet angle, la méthode d’appels à projets telle qu’on l’applique actuellement n’est-elle pas dépassée, inefficace?
Si elle est trop prescriptive en matière de technologie, elle n’a aucun sens. Si elle est prescriptive en termes d’objectifs, elle en a un.
Y aurait-il de bonnes idées, de bonnes pratiques à puiser à l’étranger?
Je serais prudent sur ce point. Le fait est que des connaissances sont disponibles chez nous. Pour l’exercice de design à réaliser [pour le renouveau de l’enseignement], il faudrait pouvoir intégrer ces réservoirs de connaissances. La capacité qu’ont maintenant les jeunes à identifier la connaissance où elle se trouve et à la rendre opératoire dans leur cadre de travail est quelque chose qui doit être au coeur du processus. Quelles sources sont disponibles? comment les valider? Il faut encourager les étudiants à choisir leurs méthodes et leurs moyens d’action mais vérifier la capacité qu’ils ont de choisir les bons moyens et d’atteindre l’objectif. Et anticiper l’échec éventuel de cette quête.
Autre élément à retrouver: la flexibilité dans les compétences à atteindre. Nous sommes dans une phase de transition. On ne peut donc pas anticiper le monde tel qu’il sera dans 5, 10 ou 15 ans. Il faut dès lors développer des compétences fondamentales sans savoir comment elles vont s’instancier. Il faut garder de la flexibilité, donner aux jeunes les capacités à comprendre les règles de fonctionnement qui évolueront sans cesse.
Une méthode d’apprentissage possible est la créativité qui naît lorsque l’on agit comme personnage, même mineur, d’une pièce de théâtre qui se construit au fur et à mesure. On change de pièce, de rôle avec le temps, pour s’insérer dans le dynamisme de la pièce, pou pouvoir se faire une représentation globale de l’objectif à attendre. Autre méthode d’apprentissage possible: la composition musicale. C’est un excellent moyen pour être efficace dans un monde où l’information vient de partout, où des gens opèrent dans tous les sens. Ce qui compte c’est harmonie générale. Cela doit être une composante essentielle de l’enseignement.
Par rapport à la grande mouvance de la technologie et à la nécessité de pouvoir la comprendre et se l’approprier, y a-t-il un socle de “briques” purement technologiques qu’il faut préserver dans les cours? Que doit-on encore enseigner comme informatique “pure” à l’école?
On doit continuer à enseigner les outils qui permettent de produire l’information. Ne pas être uniquement un consommateur.
Autre élément fondamental: la capacité à entrer en relation avec quelqu’un dans un monde virtuel. Ou encore à apprendre à programmer. Car le moteur, c’est le code, c’est la programmation. Un pays, une région qui n’aurait pas la compétence en programmation perd la maîtrise des outils qui sont utilisables partout.
Bruno Schröder: “Un pays, une région qui n’aurait pas la compétence en programmation perd la maîtrise des outils qui sont utilisables partout.”
La capacité à écrire un code devient aussi fondamentale que la capacité à lire ou à écrire. Savoir ce qu’est un code et comment cela marche doit faire partie de la culture de tout le monde. Sinon, on sera soumis à la technologie, à des sociétés, à ceux qui ont cette connaissance et qui pourront commencer à manipuler les codes à leur profit personnel.
Il faudrait apprendre à programmer très tôt et garder, tout au long du cursus scolaire, des exercices de programmation, probablement dans le cadre de tous les cours. Tout comme on utilise ses compétences de lecture et d’écriture dans tous les cours. Personnellement, j’aurais très peur de vivre dans une société où personne n’a la capacité de comprendre un programme informatique.
C’est sans doute un risque que l’on court puisque le discours est plutôt de dire qu’on a perdu la bataille de la programmation, que s’accaparent les contrées lointaines, et qu’il faut se concentrer sur la création de valeurs ajoutées…
C’est une erreur grave. Fondamentale. Ce n’est pas parce qu’on a tout un courant littéraire qui vient de France qu’on ne va pas apprendre à écrire en Wallonie. On pourrait aussi dire que tous les bouquins sont produits ailleurs.
C’est supposer que tout peut être pensé par un groupe d’experts qui est dédié à cela et qui peut penser à tous les secteurs où on pourra utiliser la technologie. Pour quelque chose qui est aussi présent, on ne peut pas déléguer ce rôle important à un petit groupe. Philosophiquement, pour la société, ce n’est pas acceptable.
Bruno Schröder: “Personnellement, j’aurais très peur de vivre dans une société où personne n’a la capacité de comprendre un programme informatique.”
Tant que cela se limite à la comptabilité, ou à la gestion des stocks, le problème ne se pose pas. Mais aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, le décompte des votes électroniques, le calcul des impôts, les compteurs électriques qu’on confie au cloud… On ne peut accepter qu’à terme les citoyens soient des analphabètes numériques.
Revers de la médaille, attirer les jeunes vers ces études demeure un défi. Il reste des métiers en pénurie… Quelles seraient quelques bonnes idées pour motiver davantage?
L’apprentissage de la programmation en primaire. En première primaire, voire en maternelle. Commencer à faire des exercices qui utilisent le mode de raisonnement qu’on doit mettre en oeuvre en programmation.
Il faudrait instaurer quelques exercices de programmation hyper-simples qui commencent à familiariser tous les enfants avec la logique algorithmique. Ce qui leur servira d’ailleurs plus tard- qu’ils programment ou non.
Et si, à chaque année du primaire et secondaire, il y a des exercices simples qui montrent qu’on peut résoudre quelque chose en quelques lignes de code, on aura une génération d’étudiants qui sauront ce qu’est un code, à quoi ça sert.
A l’heure actuelle, les jeunes ne voient nulle part ce métier de créateur de code dans leur cursus. On attend qu’une illumination tombe soudain sur une partie importante des étudiants, à la fin des humanités. Mais où peuvent-ils aller chercher une idée de ce qu’est ce métier de créateur de code?
C’est comme si on avait tout un cycle d’enseignement où on n’apprendrait pas à lire, où on ne parlerait même pas de lecture, en espérant que toute une série de personnes fassent de la littérature. On mise sur la génération spontanée. Cela n’a rien d’un mécanisme structuré.
Introduire des notions de programmation dès le plus jeune âge est peut-être une bonne idée mais l’effet ne se ferait de toute façon sentir que pour la prochaine génération. Que peut-on faire entre-temps pour la génération actuelle?
Faut-il “motiver” davantage les filières, éventuellement financièrement, pour attirer vers tel ou tel métier?
Forcer les jeunes, je n’y crois pas. L’informatique, c’est faire des programmes pour faire des outils pour les autres. On est un bon informaticien quand on est capable de construire un bon outil pour les autres. C’est sur cela qu’il faut jouer. Identifier des groupes de gens capables de comprendre la vie des autres, ce que doit être l’outil. Et trouver des gens intéressés par cette création d’outils.
Ce qui marche bien, ce sont des stages de robotique où les apprenants voient directement l’effet du code, cela illustre la capacité d’action qu’on peut avoir sur une machine, sur un environnement. L’incitant doit venir de l’étudiant. Il faut leur montrer que cela sert à quelque chose.
Et pour leur montrer la multitude d’utilités de l’informatique… L’AEQES recommandait de faire davantage de stages. A partir de quand? Sous quelle forme?
Le rapport de l’AEQES fait quelques recommandations en termes de longueur de stages pour permettre aux étudiants en informatique de réaliser quelque chose et aux entreprises de s’y retrouver, en termes d’investissement qu’elles consentent dans l’accompagnement des stages.
Cela pourrait être adapté à l’enseignement de promotion sociale.
Des stages et des travaux de fins d’études multi-institutions peuvent amener la dimension de travail en équipe, avec des gens ayant d’autres profils. Ce qui est l’une des bases du métier de l’informaticien.
Les stages, les découvertes devraient se faire davantage au secondaire. Voire au primaire. Ces petits exercices dont je parlais permettent de montrer comment on peut faire quelque chose qui est utile dans la vie quotidienne. Faire un exercice de groupe.
Les témoins du monde économique doivent-ils venir plus fréquemment dans l’école?
Oui, que ce soit l’entreprise ou une asbl, ou un groupe de développeurs de potagers urbains qui voudraient par exemple développer une solution qui leur permette de savoir ce qu’ils ont planté, quand, comment… Il y a un tas de problèmes simples qui peuvent être résolus, avec une finalité.
Mais il vaut mieux en effet que le but à atteindre vienne de l’extérieur. Cela renforce la notion que l’on fait quelque chose pour quelqu’un d’autre. Si on reste dans le monde de l’école, on reste en vase clos. On apprend quelque chose mais qui ne servira pas à quelqu’un d’autre. De nouvelles dynamiques doivent se mettre en oeuvre.
Qui pour enseigner toutes ces choses dès le plus jeune âge et quelle formation donner à ceux qui devront enseigner?
Les mêmes professeurs que ceux qu’on a actuellement. Cela reste de la pédagogie, avec des vecteurs et outils différents. Le problème qu’on a actuellement, c’est que tout est neuf. On est actuellement dans ce vide où on sait ce qu’il faut mais où les méthodes n’ont pas encore été adaptées…
Les professeurs d’histoire, de français, de biologie, de mécanique doivent donc s’approprier des compétences de “dextérité numérique” pour intégrer ces dimensions nouvelles dans leurs cours?
Il faut en effet qu’ils aient des compétences d’utilisateur. Il faut que l’utilisation de l’informatique, avec une finalité correspondant au cadre de leur cours, soit un élément du cours.
A terme, tous nos professeurs auront cette capacité d’utilisation de l’informatique. C’est une question de temps et de génération…
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