Le forum ICT Day de Liège s’est ouvert, fin de semaine dernière (28 mars), sur un exposé de Divina Frau-Meigs, professeur en sciences de l’informatique et de la communication à la Sorbonne, sociologue des médias et experte auprès de l’Union européenne et de l’Unesco. Parmi ses thèmes de prédilection: le “savoir devenir” dans le développement numérique durable et l’éducation aux médias. Une éducation qui ne concerne pas uniquement les jeunes mais aussi – et peut-être surtout – les adultes et les plus anciens, amenés à s’adapter en permanence pour ne pas se retrouver inexorablement laissé pour compte dans la société.
Ceci n’est pas une révolution
L’emballement numérique – purement technologique mais aussi sociétal – ne peut être considéré comme une révolution, à ces yeux, mais plutôt comme une “inversion”, une mutation qui ne nie pas les concepts existants mais ajoute en quelque sorte une nouvelle dimension, un univers parallèle et imbriqué à certaines choses qui demeurent – malgré tout – immuables.
Divina Frau-Meigs (Sorbonne): “Dans le cerveau, la zone qui gère l’image est proche des ses centres de calcul, cette dernière zone étant elle-même proche du centre de l’action.
L’émergence de la culture de l’image nous rapproche donc du passage à l’action, là où la culture scripturelle est celle de la réflexion et de l’engagement différé. Nos deux cerveaux se rapprochent.”
D’autres observateurs, par contre, estiment que le cerveau change inexorablement et que le cerveau de l’homme numérique efface sans doute certaines compétences du passé…
“Parmi tout ce qui bouge, on relève des caractéristiques stabilisées. Je parle d’“inversion” parce que les activités, aujourd’hui, commencent souvent on-line et ont ensuite des effets hors connexion.” Il y a, selon elle, davantage un phénomène de va-et-vient entre ces deux univers plutôt qu’un phagocytage du traditionnel par le numérique. “L’écran broadcast (la télévision) est relayé par l’écran broadband, celui via lequel les utilisateurs commentent, conversent, annotent…. Nous circulons entre ces deux écrans.”
Une école larguée
Ce principe d’inversion et de complémentarité lui fait dire que la nouvelle potentialité essentielle de l’ère numérique est “l’IT au quotidien, afin que chacun puisse utiliser tout ce qui existe et mettre en ligne ses productions. Qua fait-on avec l’IT? On apprend à devenir. Il y a là nécessairement tout un nouveau domaine éducatif. Nous devons en permanence apprendre à nous projeter dans l’avenir, chose que l’école et les sociétés occidentales font très mal. Or, nous avons tous, très tôt, une capacité projective. Le potentiel du numérique nous le permet, en solo ou en réseau. Le numérique permet de réaliser nos besoins cognitifs fondamentaux que sont une mise à jour constante de soi-même, une réorientation de nos choix tout au long de la vie, la modélisation ludique pour essayer de nouvelles possibilités, sans prendre de risque, en pouvant tester et s’engager dans la foulée.”
Divina Frau-Meigs: “Il est nécessaire de mélanger l’éducation aux médias, à l’information et à l’informatique afin de faire le saut vers le numérique et se l’approprier.”
Mais pour exercer ces compétences, il faut d’abord apprendre à la ré-apprendre. “Savoir lire, écrire, compter ne suffit plus. Il faut passer à la trans-littératie, acquérir des compétences supplémentaires: savoir publier, “miner” [explorer, sélectionner extraire des informations], naviguer…”
Jusqu’à présent, ces compétences sont souvent laissées en friche et – surtout – ne sont pas inculquées. “Elles sont encore sauvages, autodidactes. Et limitées: nous ne percevons pas la totalité de ces compétences.”
Elle citait l’exemple des jeunes qui sont certes sur des média sociaux “mais sur deux ou trois plates-formes maximum, et souvent les plus commerciales. Il est nécessaire de s’engager dans l’éducation aux médias, à l’information et à l’informatique. Il est nécessaire de mélanger ces trois éducations afin de faire le saut vers le numérique et se l’approprier.”
L’école doit dès lors changer de cap et de méthode, à ses yeux: l’apprentissage de nouvelles compétentes – jeu, navigation, simulation, agrégation de contenus, coordination peer-to-peer pour pouvoir négocier avec les autres, échantillonnage … – doit être intégré aux cursus. Il faut changer l’éducation pour changer d’échelle, pour passer du surf au “minage”, pour civiliser le numérique, pour intégrer l’imaginaire.
Il faut dé-programmer. Le programme [scolaire] va à l’encontre du projet. Le programme est quelque chose qui vient d’en haut. Le projet vient d’en bas. Il faut passer du programme au curriculum. La trans-littératie, qui doit s’installer au primaire et au secondaire, s’acquiert en faisant du projectif. Il faut transformer les enseignants mais il faut aussi et avant tout mobiliser les décideurs qui ont un format mental pré-numérique… même s’il y a des passeurs. Il faut une vision, partagée, que nous devons élaborer tous ensemble. Il faut une prise de conscience de tous les acteurs – éducation, médias, Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, Commission Vie privée… – au risque d’aboutir à une fragmentation.”
Si tout le monde doit participer, contribuer, imaginer l’éducation aux médias et au numérique, elle se dit par contre convaincue que l’éducation au numérique doit rester la responsabilité et le rôle du secteur public: “l’éducation au numérique doit rester un service public pour tous afin d’éviter de se retrouver avec des info-riches et des info-pauvres.”
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