La question de l’opportunité économique, de la transition papier-numérique, de la rentabilisation d’une activité nouvelle- encore largement à découvrir et à apprivoiser, sont autant de choses qui commencent à tenir les éditeurs éveillés la nuit.
Si le tout numérique pour des acteurs “historiques” est impensable (contrairement à de jeunes start-ups du genre Primento), il semble bien que les éditeurs locaux aient les plus grandes difficultés à desserrer l’emprise sur le papier.
Plantyn, par exemple, propose de premiers manuels numériques mais qui ne sont encore largement que la doublure virtuelle du papier et qui ne peuvent être achetés séparément.
Pour Léonard Daniëls, responsable Projets numériques, les manuels numériques offrent des perspectives pour tous les niveaux d’enseignement “hormis le maternel”. Mais, ajoute-t-il d’emblée, “nous n’en sommes pas encore au stade où un marché peut se développer.” Insuffisant en tout cas pour générer un chiffre de ventes qui permette de reléguer le manuel papier aux oubliettes. Toutefois, “en raison de la démocratisation des tablettes, on peut imaginer qu’à moyen, voire court terme, les manuels numériques prennent de plus en plus de place.”
Acte de présence
Pour l’heure donc, Plantyn n’envisage pas encore de vendre le moindre manuel numérique en solo. La version numérique vient simplement s’ajouter à l’achat du manuel papier. Modèle économique? “Un Kit du Prof gratuit pour la première année, avec, dès la 2ème année d’utilisation, un abonnement de 50 euros par école, par collection et par niveau d’enseignement (accès pour maximum 10 professeurs par discipline et par année d’étude).”
Ce “kit professeur” est en fait un ensemble de contenus (documents, notes méthodologiques, exercices, corrigés…), liés à une collection (matière), réunis sur un site Internet (en l’occurrence Digiportail.be) que le professeur pourra exploiter moyennant utilisation du code d’accès lié à l’abonnement pris par son école.
Les élèves ont quant à eux accès gratuitement à la version numérique… grâce à un code imprimé sur leur manuel papier (un code composé simplement de chiffres; on n’en est pas encore au code QR, par exemple- logique d’ailleurs si on veut viser un public le plus large possible).
A la question de savoir quand Plantyn passera à la vente de manuels numériques “solo”, la réponse reste vague: “nous sommes très attentif à l’évolution du marché. Nous nous positionnerons lorsque nous verrons que le marché est prêt à bouger.”
Refroidis par les déconvenues à l’étranger?
“Le marché belge a probablement du retard par rapport à certains pays qui se sont lancés corps et âme dans le numérique avec des budgets de développement impressionnants”, reconnaît Michel Roiseux. “Le marché belge et les éditeurs belges sont plus attentistes que leurs homologues français. Tous les éditeurs français, par exemple, proposent un certain nombre de manuels numériques mais le chiffre d’affaire réalisé est catastrophique par rapport aux fonds investis.
La Belgique francophone représente un très petit marché potentiel et c’est là que se pose le problème de rentabilité commerciale. Les éditeurs sont bien obligés d’en tenir compte. Les éditeurs français ont plus de moyens que nous et un marché potentiel bien plus important, ce qui explique un plus grand engagement dans le numérique. Mais quand on voit ce qui s’est passé en France où des fortunes ont été dépensées sans résultats probants… Des éditeurs tels Nathan ou Bordas, maintenant, s’en mordent les doigts…”
Michel Charlier (Averbode): ”au-delà de la concurrence traditionnelle des autres éditeurs scolaires, belges francophones et français, s’ajoutent désormais tous les contenus à disposition sur Internet et le contenu que de nouveaux opérateurs pourraient aussi amener.”
Prudence de Sioux aussi chez De Boeck: “il y a bien évidemment un marché pour des e-manuels, comme c’est actuellement le cas pour le livre”, concède Olivier Ruol. Mais tant que les potentiels d’accès aux contenus pédagogiques en-ligne n’auront pas été généralisés, il considère que se jeter à l’eau serait trop casse-cou. “Toutefois, nous n’attendons pas que tout le monde soit connecté pour concevoir et diffuser les premières versions de nos manuels numériques. Nous les commercialiserons dès le mois de septembre et verrons comment le marché va réagir en termes d’offre commerciale, car nous sommes un peu comme Armstrong qui marche pour la première fois sur la Lune. Le numérique permettra de briser également des frontières sur lesquelles nous percutons pour les versions papier: nous pourrons proposer du contenu pour les différents programmes de cours belges, tant pour l’officiel que pour le catholique. Il y a en effet bien plus de standardisation au sein de l’univers numérique.”
Le ROI? Une équation à multiples inconnues
“Etre rentable est bien évidemment la clé de la réussite. Mais on se rend compte qu’avec le numérique, on se heurte à une méconnaissance du public qui veut tout avoir pour pas cher”, fait remarquer Olivier Ruol. “Certes, nous n’avons plus les frais d’impression si nous ne faisons plus qu’un e-manuel mais les investissements numériques sont bien plus conséquents. De plus, commercialiser une appli pour tablette mobile est généralement synonyme de non-rentabilité, toujours en raison de cette “ègle” qui veut qu’une appli ne peut être chère. Et à moins qu’elle ne s’appelle Angry Bird, il est quasi impossible, avec les modèles imposés par les acteurs du marché des tablettes, d’être rentable. La grande condition pour un ROI peut se résumer en une seule phrase: “La bonne idée au bon moment”.
Michel Charlier (Averbode) lui aussi s’érige contre cette perception du tout-(quasi-)gratuit: “il faut tout d’abord cesser de dire que tout ce qui est disponible sur Internet doit être gratuit. Derrière des contenus, qu’ils soient sur Internet ou pas, il y a de la création, il y a un travail d’auteur et d’équipe. Il y a des droits à payer, que ce soit pour le texte ou l’iconographie (photos, dessins, tableaux, graphiques…). Retrouver actuellement l’investissement initial d’un projet est une utopie. Nous sommes dans une phase d’investissement pur, qui nous permet d’augmenter notre visibilité et, au mieux, de vendre davantage de manuels papier…
Pour parler de ROI, il faudrait que les coûts de développement diminuent fortement- on sent déjà une certaine diminution- et que l’on fixe un juste prix pour des contenus de valeurs. En la matière, la politique actuelle reste quand même celle de prix très bas, voire de gratuité, et on sent peu d’évolution dans ce domaine. Et puis, il y a le fameux pillage des ressources gratuites sur Internet, “grand frère” de la photocopie des manuels sur papier, qui méconnaît et bafoue les droits d’auteurs dans les grandes largeurs et fait énormément de tort à l’édition scolaire.”
Michel Charlier (Averbode): “Retrouver actuellement l’investissement initial d’un projet est une utopie. Nous sommes dans une phase d’investissement pur, qui nous permet d’augmenter notre visibilité et, au mieux, de vendre davantage de manuels papier…”
Pour ne pas manquer le train quand on décidera enfin de le prendre, les éditeurs doivent néanmoins prendre les devants. Prévoir dès à présent certaines particularités qui leur éviteront des frais supplémentaires demain. Olivier Ruol s’en explique: “Il n’y a pas si longtemps que cela, quand un éditeur acceptait un manuscrit, il n’avait que l’optique “livre papier” en vue. Maintenant, on ne peut plus réfléchir comme cela. Il faut penser balisage XML, c’est-à-dire faire en sorte que le manuscrit reçu puisse servir non seulement à faire un livre papier, mais également un livre numérique, un site web, voire une appli pour tablette mobile. Même si l’utilisation première sera encore le papier pour de nombreux mois, il faut voir à long terme. Pour qu’au moment où l’on va décider d’en faire un manuel numérique, tout soit prêt. Car faire des conversions rétroactives coûtent très très cher.”
Qu’en pense une start-up “pure player” numérique telle Primento? “Notre statut de jeune société nous permet d’être plus réactif, moins tributaire de l’inertie d’un grand éditeur. L’essentiel est de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier”, déclare Thibault Léonard. “Il faut avant tout bien connaître les différents publics-cible. Nous misons par ailleurs sur des ressources multi-usages, destinées à la fois aux lycéens, aux professeurs et aux passionnés de littérature. Cela nous permet de ne pas dépendre exclusivement du monde de l’enseignement et de la vitesse d’adaptation de ce marché.”
Penser différenciation. Dès maintenant.
Pour Olivier Ruol (De Boeck), la “guerre” avec la concurrence va se jouer “encore plus sur le contenu. Les premiers utilisateurs, les élèves, connaissent très bien les appareils numériques. Si bien que le contenu redevient le roi. Pour les professeurs, outre le contenu, les possibilités techniques sont également très importantes. Rien d’intéressant dès lors à utiliser un PDF d’un manuel: ils veulent de l’interactivité et, surtout, du partage… partager des notes avec les élèves, avec des collègues, etc. Ce sont là deux pôles sur lesquels un éditeur doit absolument se pencher et ce, très rapidement.”
L’un des arguments sur lesquels joue pour sa part Plantyn est celui du modèle d’utilisation hybride: “le manuel numérique doit être accessible avec ou sans connexion Internet, compte tenu du fait que toutes les écoles n’en sont pas dotées.” Il faut donc pouvoir jouer sur des supports du genre rétroprojecteur ou tableau interactif, quitte à ce que les élèves suivent chacun sur leur équipement.
Autre volonté affichée: développer des manuels pour enseignants mais aussi des versions pour élèves (la différence étant par exemple que la version prof inclue les solutions d’exercice).
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