Frédéric Klopfert (ULB): “Pour informer le consommateur, on n’a pas besoin d’un compteur intelligent”

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Par · 25/09/2012

Ingénieur de formation, Frédéric Klopfert a derrière lui 20 ans de carrière en tant qu’entrepreneur. Sa société Integri, dont il a revendu les parts, était spécialisée dans les transactions électroniques. Voici quelques années, Frédéric Klopfert a entamé un virage significatif. Attiré par les problématiques environnementales, il a suivi un master en sciences et gestion de l’environnement à l’ULB et a consacré, en 2008, son mémoire à l’analyse des compteurs intelligents. Frédéric Klopfert rejoint ensuite le CEESE (Centre d’Etudes Economique et Social de l’Environnement) ou il réalise une étude des directives européennes en matière de gestion énergétique.

Frédéric Klopfert: “Cette étude m’a amené à conclure que les compteurs actuels ne sont pas du tout conçus pour aider les gens à consommer moins. Cela m’a fortement interloqué dans la mesure où la consommation énergétique était, à l’époque, l’argument premier pour justifier l’installation de compteurs intelligents. Or, plus j’étudiais la question, moins cela paraissait évident.

J’ai également étudié les analyses coûts-bénéfices. Les avantages annoncés sont essentiellement des économies d’énergie, une réduction de la fraude et quelques hypothèses très discutables. Tout cela me paraissait quelque peu bizarre.

Puis est venue la directive européenne qui impose 80% de compteurs intelligents d’ici 2020. Il était évident qu’il fallait donner un autre son de cloche que celui qui venait de l’industrie. J’ai dès lors commencé à collaborer avec Grégoire Wallenborn (Centre d’études du développement durable de l’ULB) pour étudier le problème plus en profondeur, tant d’un point de vue technique que de celui des principes de consommation énergétique.

Quels critères vous font dire que les compteurs intelligents, tels qu’ils sont conçus actuellement, ne permettent pas aux gens de réduire leur consommation, que leur manque-t-il?

Il y a beaucoup de choses à dire à cet égard. La réduction de consommation repose avant tout sur le principe du feedback. Dès l’instant où l’on sait qu’on consomme plus, on peut régler soi-même sa consommation. Mais la première chose est de disposer d’un écran qui donne la consommation.

Les informations figurant sur la facture ne sont qu’un feedback indirect. Le feedback direct passe par l’affichage des informations sur un display. Or, dans les plans de déploiement, on constate fort peu de feedback. Il s’agit souvent de simples compteurs qui transmettent l’info aux distributeurs, qui est alors relayéevers les fournisseurs en vue de l’établissement d’une facture. Sans retour au consommateur. On ne voit donc pas très bien le rapport avec des économies d’énergie.

Il faut ensuite des displays bien faits. Or on constate que lors des projets de déploiement, les displays sont utilisés pendant une période très courte en raison d’un effet nouveauté et curiosité. Mais ils sont rapidement oubliés. Certes, les gens se rendent compte que tous les systèmes qui chauffent consomment beaucoup et les autres très peu. C’est donc, en soi, utile de faire faire cet apprentissage mais on constate qu’après quelque mois, l‘utilisation de l’appareil diminue.

L’objectif, à savoir la réduction de consommation, est-il malgré tout atteint?

Toutes les études qui tentent de quantifier les économies d’énergie sélectionnent leur échantillon de personnes en leur demandant si elles veulent participer. Ce sont donc des consommateurs qui ont une motivation a priori. On a constaté que, dans le cadre de la grosse étude EDRP britannique, parue l’année dernière, plusieurs distributeurs avaient été sollicités, notamment Scottish Power qui était le seul à avoir fait un déploiement non volontaire. Le remplacement du compteur est intervenu à l’occasion d’une maintenance. Les consommateurs n’avaient donc pas demandé à participer à l’étude. Et là on a remarqué qu’il n’y avait pas d’économie d’énergie.

Une autre étude, allemande cette fois, démontre qu’il est possible de réaliser des économies d’énergie mais uniquement auprès de certaines catégories de la population. Ce qui semble assez évident mais qui n’apparaît pas dans les études coûts-bénéfices ou dans les projets-pilote effectués puisque le principe est celui d’une sélection de personnes désireuses de participer… Il n’y a donc pas de systématisme ou d’extrapolation possible des résultats.

Il est évident que les déploiements de smart meters bénéficieront davantage à certaines franges de la population. En l’occurrence, les consommateurs qui consomment beaucoup, à qui on donnera un feedback et qui pourront gagner quelque chose de significatif en termes économiques. Tous les ingrédients sont réunis pour qu’ils fassent des économies d’énergie. Par contre, ceux qui consomment peu…

Par catégories de population, vous parlez en termes de volumes de consommation ou aussi en termes sociologiques, géographiques…?

Tous les paramètres jouent en effet. Ce qui est clair, c’est que ceux qui consomment peu et sont économiquement précaires font déjà très attention à leur consommation. Compteur ou pas compteur. On ne peut pas leur apprendre beaucoup, si ce n’est certains gestes. Mais ce n’est pas un compteur qui va aider.

A quoi doit, selon vous, ressembler un bon écran?

On rentre là dans le domaine du sociologique. Comment les gens vont-ils lire et s’approprier l’affichage? Des personnes ayant une formation assez technique privilégieront un affichage comportant beaucoup d’informations, avec des chiffres complexes et des graphiques. Les autres ne comprendront pas forcément ce qu’est un kilowatt/heure et n’auront pas besoin de ce type d’informations.

Grégoire Wallenborn [IGEAT-Centre d’études du développement durable de l’ULB] a participé, en 2011, à une étude financée par Belspo. Cette étude sur l’écodesign baptisée ISEU (Integration of Standardisation, Ecodesign and Users in Energy Using Products) comportait un volet consacré aux compteurs. Elle a démontré qu’il n’était pas du tout évident d’amener les gens à s’approprier le compteur.

La question est dès lors de savoir comment fournir l’information selon une multitude de critères- niveau d’études, background sociologique, éventuellement culturel… Peu d’études ont étudié cette problématique. Actuellement, tous les displays se ressemblent beaucoup et affichent les mêmes chiffres, les mêmes graphiques.

J’ai étudié la problématique de l’interface au début du projet ECA [Ndlr: projet Energy Consumption Advisor de l’ULB]. Les 4 paramètres importants du feedback sont:

  • le média, c’est-à-dire le support (écran…)
  • le contenu: il faut choisir le bon contenu adapté à la personne
  • la fréquence: si on donne trop ou trop peu, cela ne marche pas
  • la forme: certains préfèrent du texte, d’autres des icônes colorées, ou des colonnes pleines de chiffres…

On parle toujours des displays mais le retour d’information peut se faire vers un smartphone ou par mail vers une personne déterminée. Que ce soit le consommateur ou une société de services qui lui fait l’analyse et lui prodigue les conseils personnalisés.

N’y a-t-il pas tromperie, par ailleurs, sur le terme “intelligent”?

Frédéric Klopfert: “Là où l’on vise des réductions de consommation via le déploiement de compteurs intelligents, il faut toujours prévoir une formation. Or, c’est là un élément qui n’est jamais pris en considération dans les études de faisabilité de déploiement.”

Tel qu’on le conçoit habituellement, un compteur dit intelligent est un compteur électronique avec une carte modem qui transmet les informations vers un distributeur. Mais souvent, il y a aussi communication bidirectionnelle de façon à ce que le distributeur puisse demander une commande de lecture. Tant que cela reste occasionnel (une fois par mois ou lors d’un déménagement), cela ne pose guère de problème. Ni en termes de vie privée, ni en termes de coûts d’infrastructure, de stockage ou de communications. Mais si l’on passe à une fréquence quart-horaire, les coûts augmentent fortement, les problèmes de vie privée apparaissent et, surtout, on ne voit pas très bien en quoi cela profite au consommateur du point de vue de la réduction de la consommation.

N’empêche qu’il faut fortement relativiser l’utilisation du terme intelligent…

Pour faire du feedback et de l’information au consommateur, on n’a pas besoin d’un compteur intelligent. Il n’y a aucune raison de faire une mesure dans la maison qu’on envoie au distributeur.

Il n’y a aucune raison que cette msure sorte de la maison. Cela résout, du coup, tous les problèmes de vie privée. C’est là un des aspects que nous avons défendu dans notre étude: si on veut aider les gens à réduire leur consommation et si on veut un feedback, des smart meters à usage purement personnel suffisent. Il faut simplement une interface, ouverte, vers la maison, sur laquelle viennent se connecter les compteurs actuels ou futurs. Des geeks ou prestataires peuvent évidemment y ajouter des solutions ou conseils mais cela peut se faire sous le seul contrôle de l’utilisateur.

Les gens pourraient alors, au choix, se contenter d’un simple usage interne ou boucler les informations vers une société de services qui pourrait les traiter et leur offrir du conseil, voire vers leur fournisseur qui leur fournirait un service ad hoc, ou toute autre destination. Le monde IT est suffisamment souple et inventif pour fournir des solutions adaptées. On pourrait par exemple s’ouvrir ainsi aux solutions open source, aux créations de geeks, au principe d’intelligence collective…

Quelle réaction vous inspire l’avis négatif sur tout déploiement généralisé que la Belgique a remis à l’Europe?

L’analyse coûts-bénéfices négative était plus que prévisible. Et tant mieux, finalement. Cela veut dire que les gouvernements régionaux ne sont pas contraints par un calendrier mais cela n’exclut pas la possibilité de bien faire les choses. Cela laisse une marge de manoeuvre et cela laisse du temps. Si l’analyse avait été positive, ils auraient dû déployer très vite, et cela aurait été mal fait et très cher. Désormais, il y aura certainement déploiement de smart meters mais on peut étudier le scénario d’un déploiement par niches, le faire de manière intelligente, en tenant compte du smart grid, des véhicules électriques, on peut déterminer s’il faut ajouter de nouvelles fonctions aux compteurs, des points de mesure…

Les analyses coûts-bénéfices, où qu’elles soient menées, sont systématiquement négatives, sauf là où il y a des raisons et facteurs bien particuliers qui rendent l’analyse positive. Comme ce fut le cas pour l’Italie ou la Suède. Dans le chef de l’Italie, l’objectif était avant tout de réduire la fraude. En Suède, il y avait énormément de plaintes suite à la libéralisation des factures. La Suède a changé la loi et est passé au principe de la facture réelle mensuelle et cela a tout à fait changé l’analyse coûts-bénéfices.

Généralement, les analyses coûts-bénéfices sont négatives, sauf si l’on commence à valoriser d’autres éléments, par exemple en faisant valoir que de tels déploiements font partie intégrante de la dimension smart grid. Une partie de l’investissement fait alors partie du cross-investissement smart grid

En Belgique, le fait de passer à une facturation réelle mensuelle et non plus prévisionnelle à l’année bousculerait-il les résultats de l’analyse coûts-bénéfices ou faudrait-il d’autres modifications d’ordre légal, comportemental ou autre pour la faire basculer du côté positif?

Cela serait déjà très significatif mais je ne sais pas si ce serait suffisant. En Suède, ce qui a joué également, ce sont les grandes distances. S’il faut faire une lecture mensuelle à 2.000 km, le télé-relevé fait évidemment la différence. Il existe aussi des systèmes hybrides, comme ce qui se fait actuellement en France pour les relevés des compteurs d’eau. Les compteurs électroniques sont équipés de capteurs à communication hertzienne à courte distance et un camion passe dans la rue pour les relevés. C’est un peu plus cher que les compteurs intelligents en termes de transmission mais c’est moins cher que de faire du porte à porte. C’est là une solution intermédiaire qui serait faisable.

Si les compteurs intelligents, dans l’état actuel des choses, ne favorisent pas les économies de consommation, comment analysez-vous les avantages qu’en retireront potentiellement les fournisseurs?

Tout dépend de jusqu’où ira l’imagination. Si on va vers des compteurs intelligents polyvalents, avec plusieurs index,, cela permettra de définir des tarifications très “fines” et complexes. L’intérêt, pour eux, est dès lors très net.

L’une des grandes craintes est que cela devienne à ce point complexe que plus personne n’y comprendra rien. Ou de voir les fournisseurs ne plus proposer des contrats qu’aux seuls consommateurs qui, économiquement parlant, les intéressent.

Les risques, à cet égard, sont plutôt d’ordre socio-économique. Un autre risque serait un passage au pré-paiement, par exemple en-dessous de tel ou tel niveau de consommation. Mais ce n’est là que supputation de ma part. N’empêche que les problèmes potentiels soulevés sont légion: qui contrôle le compteur? faut-il passer par un juge de pais lorsqu’il y a conflit?

Autre chose: les compteurs intelligents présentent un avantage non négligeable pour réduire les coûts occasionnés par les retards de paiement et les processus de recouvrement. Ce qui sous-entend que le compteur intelligent deviendrait alors un outil de menace ou de représailles. “Nous réduirons la puissance de 25 à 16 ampères si vous ne payez pas.” Le potentiel technique existe, même si le cadre légal actuel ne permet pas de le faire…

 


ISEU: l’éco-design en question

L’étude sociotechnique conduite dans le cadre du projet ISEU (Integration of Standardisation, Ecodesign and Users in Energy Using Products) portait sur la fabrication et l’utilisation des appareils domestiques consommateurs d’énergie. Son objectif principal: examiner comment des normes et l’écoconception (ou ecodesign) pourraient prendre en compte les besoins réels d’utilisation pour les différents profils d’utilisateur. Les appareils consommateurs d’énergie ont été

analysés comme un agencement de contraintes de différents types: technologiques, économiques, ergonomiques, sociales et culturelles, de santé et de sécurité, environnementales.

L’étude tendait notamment à déterminer comment les utilisateurs s’approprient les appareils, ce qu’ils en attendent, quel rôle les appareils pourraient jouer en vue d’indiquer les comportements les plus éco-efficients. Mais aussi: comment les producteurs tiennent compte, ou non, des comportements et des besoins des consommateurs lorsqu’ils conçoivent un appareil, quelles options possibles ont un impact sur la consommation d’énergie .

 

 

Notes de bas de page

 

Quelques ressources

 

ANCRES

1

Le mémoire de Frédéric Klopfert, intitulé “L’apport des compteurs intelligents à une consommation plus durable de l’électricité”, peut être téléchargé via l’adresse http://mem-envi.ulb.ac.be/Memoires_en_pdf/MFE_07_08/MFE_Klopfert_07_08.pdf

 

2

Analyse socio-économique et environnementale de questions relatives aux évolutions énergétiques – Des politiques européennes aux impacts locaux Plus de détails sur le site du centre CEESE http://dev.ulb.ac.be/ceese/CEESE/fr)