Future composante essentielle des “réseaux énergétiques intelligents”, les compteurs intelligents font débat depuis quelques années. Leur déploiement a tout d’abord été présenté comme étant la promesse d’une consommation mieux maîtrisée, plus avantageuse en termes économiques et plus intelligente. Dans certains pays, les compteurs intelligents ont servi de lutte contre la fraude ou pour diminuer les réclamations sur facture.
Ailleurs, des projets-pilote de déploiement ont fleuri un peu partout, souvent à échelle fort réduite. Au fil du temps, nombre de ces déploiements ont été revus à la baisse. Et nombre d’obstacles et problèmes ont surgi: compteurs pas si intelligents que cela, insuffisance de leurs capacités de stockage d’information, problèmes de relevés à distance ou de transfert d’information via le réseau existant, inadéquation des interfaces permettant au consommateur de comprendre les tenants et aboutissants de sa consommation, doutes sur l’effet de rationalisation espéré, risques pour la vie privée, risques de piratage, incertitudes au sujet des acteurs qui seront chargés de mettre les informations de consommation à disposition…
Et pourtant l’Union européenne voudrait que 80% des sites (résidentiels, dans leur grande majorité) soient équipés en compteurs intelligents d’ici 2020. Nombre de pays se sont engagés dans une politique active (à des degrés certes divers) d’installation: Italie, Suède, Royaume-Uni, Espagne. La France, l’Allemagne et même les Pays-Bas (ces derniers ayant eu de solides craintes en matière de vie privée) se lancent dans des déploiements de grande envergure.
La Belgique, elle, vient de dire non (mais un non conditionnel) à l’Union. Il n’y aura pas de déploiement généralisé mais un déploiement “choisi”, en fonction de profils de population et de législations variant d’une région à l’autre. Un exemple: un déploiement à destination des “prosumers”, ces consommateurs producteurs d’énergie (essentiellement grâce aux panneaux photovoltaïques). Ce sera surtout le cas en Flandre. Par contre, la politique de certificats verts appliquée en Wallonie pèse sur les budgets régionaux et annule dès lors, à ce niveau, l’intérêt qu’il y aurait à déployer des compteurs intelligents.
En Flandre, l’objectif initial qui était de déployer 5 millions de compteurs (gaz et électricité) d’ici 2018 a été sensiblement revu à la baisse. En 2010, il était encore question de déployer 800.000 compteurs intelligents d’ici 2014, moyennant la mobilisation de 750 FTE (équivalents temps plein). Le chiffre semble avoir été diminué de moitié. N’empêche que les déploiements seront nettement plus étendus et rapides qu’en région francophone.
Qui a raison? La Belgique a-t-elle tort de se donner plus de temps pour étudier toutes les facettes du problème? Fera-t-elle tache, demain, sur la carte européenne, un trou noir ou grisé en plein carrefour des interconnexions de réseaux d’énergie et des négociations des marchés? Certains sont très critiques, estimant que cela n’est guère digne du pays qui accueille les autorités européennes. Mais d’autres voix s’élèvent pour souligner que les points d’interrogation sont encore trop nombreux pour s’aventurer à la légère.
La grande confusion
Comme il arrive parfois, une appellation ne correspond pas réellement à la nature d’une solution ou aux objectifs qu’elle poursuit. Un compteur dit intelligent n’est souvent, dans l’état actuel des choses, qu’un automate qui transmet docilement des données de mesure, à intervalles réguliers, et qui peut, à rebours, recevoir des injonctions de mesure – voire d’adaptation de la puissance fournie – de la part de l’organisme qui les gère. Mais de là à dire qu’ils sont intelligents, de véritables petits génies qui vous permettront de changer vos comportements de consommation, il y a un pas qui est encore loin d’être franchi.
Le fait est qu’on confond allègrement les dispositifs de première génération qu’envisagent de déployer certains producteurs d’énergie et des dispositfs davantage orientés domotique. Pour des raisons légales ou historiques, les deux types d’instruments ne sont pas prêts, chez nous, de fusionner. La confusion dans les termes et les motivations est souvent entretenue volontairement, sciemment, par les distributeurs et fournisseurs, quand ce n’est pas celui des autorités.
“Nous n’en sommes encore qu’au début de la restructuration du marché de l’énergie. Nul ne sait encore quelle “intelligence” devra être intégrée au compteur.”
Mais les finalités promises (telles une réduction des consommations par le consommateur) ne sont pas réalisables avec le premier type d’instrument. Pas dans leur version actuelle ou dans celle qui sera la leur à court terme. Des études diverses l’ont démontré, tant chez nous qu’à l’étranger. Lire, à ce sujet, l’interview de Frédéric Klopfert, de l’ULB. Les motivations premières servent avant tout distributeurs et fournisseurs d’électricité. Mais pas nécessairement dans une perspective d’économies. Ni pour eux (du moins pas à court terme), ni pour le consommateur.
L’une des utilités premières du déploiement de compteurs “intelligents” vise davantage à favoriser une gestion plus efficace des réseaux de distribution, une modulation des tarifications ou encore un allègement de la charge administrative
“Les compteurs intelligents sont évidemment une des technologies majeures pour optimiser les transferts d’énergie et améliorer l’organisation des réseaux électriques”, estime Jérôme Meessen, consultant en stratégie bas carbone chez Climact. Dans la mesure où le secteur résidentiel joue un rôle important, il faut le gérer de manière plus intelligente, poursuit-il. D’autant plus que l’évolution du mix énergétique, la prolifération des panneaux photovoltaïques et l’essor de la génération décentralisée, “atomisée”, d’énergie impose de plus en plus de “mieux gérer offre et demande. Il y a là, une claire opportunité à saisir pour la Région. Mais il faut absolument tenir compte de toute une série d’effets indirects. En ce compris dans le domaine de la précarité énergétique des ménages. Il faut veiller à ce que l’installation de compteurs intelligents contribue réellement à aider les franges plus fragiles à mieux lutter contre l’endettement.”
Espoirs déçus ou fausses motivations?
Nombre de projets-pilotes de déploiement de compteurs dits intelligents ont réduit la voilure. Que ce soit en termes d’agenda, d’envergure ou d’ambitions. En cause, selon Tanguy Detroz, patron de Dapesco, la survenance de problèmes qui n’avaient pas été anticipés: volumes de données à stocker, traiter et exploiter, risques- ou résistances- ayant trait au respect de la vie privée, problèmes de piratage…
“L’impact d’un compteur intelligent est similaire à celui d’un tachygraphe. Ce n’est pas parce que vous avez un compteur kilométrique dans votre voiture que vous ne dépassez pas le 120. De même, avoir une aiguille sous le nez n’influencera pas forcément votre consommation d’énergie!”
De petits malins s’ingénient en effet à truquer les relevés horaires et tarifs. Comme quoi, la fraude peut refaire surface alors que l’installation de compteurs intelligents a par exemple été principalement motivée, en Italie, par la volonté de lutter contre la fraude… Et que cette lutte n’est sans doute pas totalement absente des motivations françaises: “deux de leurs 57 centrales nucléaires servent uniquement à couvrir les “pertes”, comme nous les appelons dans le secteur, indique encore Tanguy Detroz. A savoir, alimenter des consommateurs qui puisent leur énergie sur le réseau sans être équipés de compteurs…”
Le traitement des données s’avère être une sérieuse pierre d’achoppement. Mais il faudrait, pour l’éliminer, investir davantage, en moyens techniques et humains. Pourtant, ce serait la seule façon d’obtenir réellement des résultats probants, exploitables pour les futurs scénarios de consommation et de tarification.
Si des projets-pilote continuent toutefois d’être initiés, c’est en partie parce que l’Union européenne pousse dans cette direction et en partie pour permettre aux distributeurs et autres fournisseurs de mieux connaître les potentiels ou besoins de leurs réseaux et les “comportements” des clients. “Il leur est aujourd’hui impossible de proposer des tarifs mieux adaptés aux profils réels parce qu’ils ne les connaissent pas.” Tanguy Detroz prend un exemple fictif extrême: “si toute la consommation des heures nuit était consommée pendant l’hiver, le GRD ne le saurait même pas.”
Bien des progrès, à tous niveaux, doivent encore intervenir pour parvenir au possible nirvana de tarifs personnalisés, appliqués selon les besoins et comportements réels. “Si on était en mesure de faire passer le message aux consommateurs: “augmentez votre production photovoltaïque et profitez-en pour faire tourner votre machine à laver et pour stocker le surplus d’énergie dans un ballon d’eau chaude, on pourrait initier une toute autre dynamique en matière de tarifs.”
Economies? Combien et pour qui?
Impossible de répondre aujourd’hui à ces questions. Les chiffres varient selon les pays où les estimations sont faites, selon les scénarios de tests, les plans de déploiement. Et surtout, selon que l’on envisage les gains et économies potentiels pour les usagers, les fournisseurs, les distributeurs, voire l’Etat.
Même si l’on se limite aux seuls usagers, les évaluations les plus diverses circulent.
L’étude menée par le professeur Wallenborn de l’ULB le démontre. Voir à ce sujet le petit article que nous y consacrions récemment.
De son côté, le site EurActiv, dédié au suivi des politiques européennes, publiait-il, en juin 2012, cette petite analyse comparée:
“Plusieurs analyses nationales’ de l’impact des compteurs intelligents ont révélé un écart important dans les économies d’énergie prévues, qui peuvent varier entre 2 et 40 %.
Au sein de l’UE, seuls 10 % des habitations sont équipées de compteurs intelligents, selon la Commission européenne. Ces compteurs ont permis de réduire la consommation d’énergie des foyers de 10 %, voire plus dans certains cas.
En Grande-Bretagne, le projet AlertMe permet aux consommateurs d’éteindre leurs appareils électriques via Internet ou leur téléphone portable. En huit mois, les habitants qui participaient au programme ont pu économiser environ 40 % d’électricité. En Espagne, les prévisions du projet GAD montrent qu’un consommateur moyen pourrait économiser 15 % d’énergie au total, selon les chiffres de la Commission européenne.
Le gouvernement néerlandais a estimé que les compteurs intelligents pouvaient permettre d’économiser jusqu’à 10 % de l’énergie utilisée dans un foyer.
Pourtant, dans six études sur les compteurs intelligents analysées par le BEUC (organisation européenne des consommateurs), les économies réalisées par les utilisateurs oscillaient au mieux entre 2 et 4%. Ces six études ont été menées par EDF (France), E.ON (Allemagne), Scottish Power, SSE (Scottish and Southern Energy), CER (Commission for Energy Regulation en Irlande) et Intelliekon (Allemagne).”
Vous avez dit bouteille à encre?
Report de déploiement, une bonne chose?
Début septembre 2012, la Belgique rendait à l’Union européenne les conclusions des études d’opportunité menée dans les trois Régions concernant le déploiement généralisé de compteurs intelligents. La réponse est négative.
Qu’en pensent quelques acteurs de terrain?
Dans l’interview qu’il nous accorde – LIEN —, Frédéric Klopfert déclare notamment: “cela laisse une marge de manoeuvre et cela laisse du temps. Si l’analyse avait été positive, ils auraient dû déployer très vite, et cela aurait été mal fait et très cher. Désormais, il y aura certainement déploiement de smart meters mais on peut étudier le scénario d’un déploiement par niches, le faire de manière intelligente, en tenant compte du smart grid, des véhicules électriques, on peut déterminer s’il faut ajouter de nouvelles fonctions aux compteurs, des points de mesure…
Tanguy Detroz, de Dapesco, abonde dans le même sens: “C’est une bonne chose dans la mesure où le marché n’est pas au bout de l’épure. Je suis le premier à dire oui aux compteurs intelligents mais il faut savoir quoi en faire. Par exemple, dans un scénario où un compteur communiquant envoie de l’information au consommateur et est en mesure de traiter un input qui pilote un radiateur, le ballon d’eau chaude… Si le compteur peut travailler dans les deux sens et agir immédiatement par rapport à une information émise, je dis oui. Mais bien des inconnues demeurent aujourd’hui. Par exemple, il est impossible de savoir comment adapter l’opération de charge d’un véhicule électronique en fonction de la somme d’énergie disponible et du niveau de prix auquel elle est proposée. Tant qu’un compteur intelligent n’est pas capable d’exploiter et de piloter ce genre d’infrastructure, autant attendre 5 ans de plus.”
Capteurs, compteurs et “orchestreurs”
“Il faut faire une claire distinction entre “compteur intelligent” et “compteur communicant”. Nous n’en sommes encore qu’au début de la restructuration du marché de l’énergie. Nul ne sait encore quelle “intelligence” devra être intégrée au compteur, même si on se place dans une perspective à 10 ou 20 ans”, déclare Jérôme Meessen (Climact). “Or, la durée de vie d’un compteur est de 30 ou 40 ans. Il faut donc réfléchir, aujourd’hui, dans une perspective à long terme.” Sa conclusion: “le compteur doit être simplement communicant. L’intelligence doit être placée ailleurs dans des systèmes toujours plus performants.”
Quels pourraient être ces équipements où se situerait “l’intelligence”?
Roger le Bussy, diecteur technique de la Régie d’Electricité de la Ville de Wavre: “Une “prédigestion” de l’information demeurera nécessaire. Autrement dit, il faudra concevoir des interfaces intelligentes communicantes qui alimenteront le terminal destiné à recevoir ces infos prédigérés. On peut par exemple imaginer des tablettes ou des équipements domotiques, autrement dit des dispositifs intégrés qui piloteront automatiquement le “comportement” des équipements.” Tanguy Detroz (Dapesco) entrevoit pour sa part un scénario où il y aurait pré-traitement des informations au niveau du compteur afin de diminuer le volume à faire transiter: “Actuellement, avec la simple distinction heures pleines/heures creuses, les envois se limitent à deux données par mois. Si l’on passe à un scénario de relevés quart-horaires vers un système central qui sera chargé d’effectuer le tri parmi les relevés d’heures creuses et heures pleines, on se trouve dans un scénario d’augmentation drastique des volumes. Il faut donc se baser sur une intelligence centralisée capable de traiter ces volumes. Et ils sont potentiellement astronomiques si on multiplie les relevés quart-horaires par les millions d’usagers potentiels.”
Seuls des systèmes centralisés seront capables, selon lui, de traiter et d’exploiter toutes les informations et pas uniquement celles provenant des compteurs individuels. Dans la perspective des “smart grids”, en effet, c’est tout un ensemble de mécanismes qui va devoir se structurer.
“La gestion de l’énergie devra être reliée à différentes sources d’informations, tant financières- celles qui influencent le fonctionnement du marché de l’énergie-, techniques- pour l’exploitation des réseaux-, que météorologiques par exemple, afin d’inclure et de favoriser les énergies renouvelables.”
Par capillarité, l’information interprétée devra redescendre vers le niveau, national, régional, local, voire individuel, où elle aura une signification pertinente: l’échelon national peut très bien ne pas être, par exemple, en surcapacité alors que tel quartier dans un commune, où sont installés un grand nombre de panneaux photovoltaïque, connaît des situations potentiellement risquées pour la surtension du réseau local.
La seule dimension de l’analyse et de l’interprétation de consommation individuelle ne pourra dès lors être que l’une des pièces d’un immense puzzle, avec des ressources de traitement allant d’un compteur filtrant l’information ou d’un iPad optimisé domotique jusqu’aux outils de data mining des référentiels centraux.
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